Télévision & vidéo : agir à tous les niveaux
Le thème de la nature en télévision n’est pas nouveau. En 1987, TF1 lançait Ushuaïa, le magazine de l’extrême. Présenté par Nicolas Hulot, celui-ci a été diffusé jusqu’en 1996. Véritable succès d’audience pour la chaîne, Ushuaïa Nature a pris le relais jusqu’en 2012. Mais la mise en production de cette émission contenait déjà les prémices de ce qui deviendra le « greenwashing » en publicité. Dominique Cantien, directrice des divertissements de TF1, s’était tournée vers les laboratoires pharmaceutiques Rhône-Poulenc pour sponsoriser et financer ce programme. Dans son livre Avec eux, elle rappelle ce discours qu’elle leur avait tenu : « Vous êtes des pollueurs, vous avez une mauvaise image, il y a une possibilité de vous acheter une jolie lumière, une belle image, en interne comme en externe, pour que les gens soient fiers de travailler chez Rhône-Poulenc. Je suis en train de produire un magazine de pureté, de contemplation de la nature, d’écologie, d’éveil des sens, où l’image de la pollution, des laboratoires pharmaceutiques et autres laboratoires polluants serait gommée. On pourrait appeler cela “Bienvenue dans un monde nouveau !” ». De son côté, France 2 diffusait entre 2006 et 2011 Vu du ciel, une série documentaire présentée par Yann Arthus-Bertrand, à grand renfort d’hélicoptères, sur le thème de la conservation de la nature et de l’impact des enjeux socio-économiques sur la planète.
Écologie : la prise de conscience des chaînes de télévision
Mais les téléspectateurs, de plus en plus conscients de l’urgence écologique, se questionnent sur ces programmes et leur impact environnemental. L’époque semble révolue où l’on survolait en hélicoptère de lointaines contrées sans réactions négatives. Très récemment, les commentaires ont été particulièrement vifs lors de la diffusion sur France Télévisions des Mondiaux d’athlétisme 2019 à Doha. Le Khalifa Stadium a concentré une bonne partie des critiques : 3 000 tuyaux d’air viennent en effet rafraîchir ce stade à ciel ouvert pour faire tomber la température à 25 °C alors que le mercure s’élevait jusqu’à 42 °C au moment des épreuves.
D’autant qu’il ne s’agit pour l’instant que d’un stade, mais le Qatar va accueillir la Coupe du monde de football 2022, et cette fois huit stades seront climatisés. Une hérésie écologique pour beaucoup. « Le déclic est progressivement en train de s’opérer chez les professionnels du secteur audiovisuel, mais ça prend du temps, constate Sophie Delorme, directrice adjointe de la RSE chez France Télévisions. Tous les secteurs s’engagent, pourquoi pas nous ? On ne peut pas évoluer sans prendre en compte l’urgence climatique, qui est devenue un sujet de préoccupation majeur. Ça passe par la réduction de l’impact de nos productions mais également par l’évolution de nos contenus à travers les scénarios et les personnages qui peuvent aussi sensibiliser le grand public. » Le chantier est d’importance, car l’impact de l’industrie audiovisuelle sur l’environnement est désormais connu : produire seulement une heure de programme télévisé équivaut à l’empreinte moyenne d’un Français sur toute une année, soit environ 10 tonnes de CO2 !
Vidéo en ligne : un impact environnemental bien réel
La vidéo digitale, ce sont d’abord des fichiers très lourds et qui grandissent toujours plus (HD, Ultra HD, 4K, 8K...). Et plus de data équivaut à toujours plus d’énergie pour maintenir un système prêt à streamer cette vidéo vers nos appareils. Pour rappel, comme le souligne Laurent Lefevre, de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique, le streaming, c’est « une ressource utilisée pour un client regardant une vidéo, contrairement à la télé classique où un émetteur arrose tous les spectateurs ». Il faut ajouter à cela la culture de l’illimité, les algorithmes de recommandation ou les modes autoplay, qui encouragent le binge watching. On voit émerger une nouvelle génération d’utilisateurs, qui ne peuvent pas s’empêcher de consommer de grandes quantités de vidéos.
Selon le dernier rapport (septembre 2019) de la société canadienne Sandvine, spécialiste des équipements de réseaux, le streaming vidéo concentrerait à lui seul 60,6 % du trafic global sur Internet. C’est la vidéo à la demande (avec ses géants Netflix/Amazon et maintenant Apple/Disney) qui domine (34 % du total). Viennent ensuite les vidéos pornographiques (27 %), les plateformes comme YouTube ou Dailymotion (21 %) et les « autres usages » (18 %), comprenant notamment le secteur en forte croissance des vidéos sur les réseaux sociaux.
Mais si la diffusion numérique semble dématérialisée, elle n’est pas immatérielle : terminaux, réseaux de stockage et de diffusion consomment tous de l’énergie. Le bilan est sévère : avec 300 millions de tonnes de CO2 par an émises, la vidéo en ligne représenterait ainsi l’équivalent annuel des rejets de CO2 d’un pays comme l’Espagne, soit 1 % des émissions mondiales (calculs du Shift Project, groupe de recherche français qui a publié en juillet 2019 un rapport intitulé « Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne »). Un chiffre amené à augmenter encore, la consommation énergétique du secteur s’accroissant de 9 % par an.
Les plus jeunes sont dans le collimateur. Selon l’étude « Global Vidéo » de Médiamétrie (mars-juin 2019), près de 80% des 15-24 ans visionnent quotidiennement des vidéos sur Internet. Ils vont y passer en moyenne deux heures par jour. Ces chiffres viennent illustrer l’une des grandes dissonances cognitives de la jeune génération : elle est en colère face à l’absence d’action des gouvernements pour lutter contre le dérèglement climatique mais semble incapable de réguler son usage du numérique.
Quatre gestes essentiels
Et les flux de data ne sont qu’une partie du problème. Pour Frédéric Bordage, fondateur de GreenIT.fr, il faut également prendre en compte l’impact environnemental de nos écrans vidéo (télévisions, ordinateurs, tablettes, smartphones). Leur fabrication implique de puiser dans des ressources non renouvelables, comme les métaux rares. Sachant qu’un retour en arrière technologique n’est pas concevable, quelle peuvent être les pistes d’amélioration ? Du côté des hébergeurs et des diffuseurs, les travaux portent principalement sur des améliorations techniques : le refroidissement des centres de données ou l’encodage pour rendre les vidéos moins « lourdes ».
Chacun peut aussi veiller à une consommation avec le moins d’impact possible. Frédéric Bordage avance quatre gestes essentiels : allonger la durée de vie de nos équipements, débrancher les appareils qui nous permettent de regarder la vidéo en ligne quand on ne les utilise pas (box et télévision), éviter la 4G et privilégier le Wi-Fi, préférer la TNT à l’ADSL. Il faudrait, par ailleurs, stopper cette course « aberrante » à la haute résolution et imaginer des modèles économiques qui ne reposent pas essentiellement sur la quantité de vidéos consommées. Car pour générer des revenus publicitaires, c’est aujourd’hui le principal critère pris en compte par YouTube, Facebook, Dailymotion et la plupart des médias qui diffusent des vidéos.
Avec la surconsommation de vidéos en ligne, des enjeux déterminants se posent pour le futur et que Frédéric Bordage résume ainsi : que souhaitons-nous faire de nos dernières ressources en numérique ? « Le numérique est une ressource critique non renouvelable, en voie d’épuisement, puisqu’il est fabriqué à partir de minerais. Perdre le numérique, c’est catastrophique. Donc, il faut faire des choix. Il nous reste moins d’une génération de numérique devant nous. Est-ce qu’on veut regarder des vidéos en ultra HD, en 8K ou est-ce qu’on veut utiliser les dernières ressources pour construire un avenir enviable? » The Shift Project va dans le même ce sens et réclame le lancement d’un véritable débat public autour de la question de la « sobriété numérique ».
Par Jérémie Kalman, analyste consumer & media insights, Cortex Havas