Design : tendance furieusement jaune !
La déferlante des « gilets jaunes » aura marqué cet hiver 2018 et avec elle la couleur jaune est devenue le marqueur du ralliement populaire et de la contestation. Comment le digital a-t-il permis ce tsunami et contribué à faire manifestement de cette teinte la couleur de l’hiver ! Par Sébastien Canu, dirigeant de l’agence conseil en communication et marketing Périscope.
« C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie ». En 2008, le regretté Karl Lagerfeld prenait la pause et prêtait son image de dandy chic à une campagne de la Sécurité Routière. L’élégant directeur artistique de la maison Chanel jouait les contrastes et le décalage esthétique en posant avec malice au bord d’une route, revêtu d’un ordinaire gilet de sécurité jaune. La promesse publicitaire était simple : soyez visible pour rester vivant !
Etre visible ! Telle est la condition de survie pour une marque, un produit, une personnalité, ou une cause. Etre vu pour être reconnu, préféré, acheté… et, à l’ère du digital et des réseaux sociaux : être partagé, recommandé – le graal ultime !
Jaune communauté !
En 2019 en France, Facebook compte 35 millions d’utilisateurs actifs, Youtube 19 millions, et Instagram 17 millions. Autant d’utilisateurs, autant de journalistes et photographes amateurs, autant de témoins probables et autant de militants possibles ! Comment résister à une telle puissance de feu, lorsque la communauté du peuple en colère se rassemble d’autant plus facilement que le militantisme peut aussi bien se vivre installé confortablement dans son salon en relayant ou en commentant une vidéo Youtube que dans la terrible violence d’un mouvement de rue.
La mobilisation possible et la prise de parole est partout. Tout le temps. Au fond de notre poche, dans les quelques centimètres carrés de verre et de métal de nos (trop) chers smartphones !
La loi du nombre l’emporte ! Au regard de cette déferlante communicante poly-individuelle même un « BFM TV » en alerte 24h sur 24h fait figure de soldat de plomb face à l’ex armée soviétique un jour de défilé pour la victoire ! La bataille de la puissance médiatique est lancée. Et le jaune l’emporte – tous réseaux confondus !
Au contraire des marques qui investissent pour exister et fabriquer leurs communautés – dès 2017 Instagram comptait déjà plus de 2 millions d’annonceurs actifs et, à ce jour, 90 des 100 plus grandes marques mondiales ont un compte sur ce réseau social dédié à l’image - la communauté des « gilets jaunes » s’est fabriquée d’elle même, telle une incroyable entité hermaphrodite autofécondée par le ras-le-bol d’une France aussi connectée qu’en mal de repères et de pouvoir d’achat ! Avec la bataille de la puissance, c’est donc la bataille des images qui s’est déclarée. Parce qu’il faut être vu, pour être reconnu… et préféré (bis repetita).
« Jaune Haute visibilité ! » Tiens ! Tiens !
C’est bien à une guerre des images que notre chère couleur jaune s’est livrée ces derniers mois. Une guerre ou l’émotionnel prend le pas sur le rationnel. Une guerre ou la quantité prime sur la qualité. La forme l’emporte sur le fond. Une guerre d’impressions… au rythme effréné d’un intarissable flux de publications, avis et commentaires.
Impossible de ne pas constater les conséquences de cette incroyable accélération de la propagation des images qui, associée à une grande vitesse obligée de décryptage, crée des espaces de subjectivité aux terribles conséquences. La variabilité des chiffres officiels communiqués par les différentes parties prenantes n’en est-elle pas une irréfutable preuve ?
Et le design là-dedans ? Il est partout me direz-vous… mais il est surtout dans le génie collectif de la récupération d’un marqueur visuel fort, extrêmement visible, que beaucoup de citoyens possèdent déjà parce que rendu légalement obligatoire depuis 2008 pour tout propriétaire d’automobile en France. Le « gilet de haute visibilité » - tel est son nom réglementaire !
Quoi de plus efficace qu’une bonne vielle digression colorielle pour exister dans le flux interminable des images relayées de smartphones en ordinateurs portables, dans un environnement au design aussi standardisé qu’une interface Facebook, Snapshat, Instagram ou encore Tweeter ?
A la manière de la bouteille de Badoit Rouge, dont le génie marketing a été de casser les codes du linéaire des eaux gazeuses – paradis du vert et autre bleu – pour émerger visuellement, le jaune et ses gilets a su impacter efficacement les rétines… et les mémoires !
« Ce qui ne se voit pas n’existe pas ! » dit-on ? Nul doute que dans ce cas, pari gagné pour le coloris haute visibilité !
Vous reprendrez-bien un petit jaune ?
La couleur est un langage commun fort que la Cité a toujours su s’approprier. Le designer digital que je suis ne peut qu’en constater la réalité, sans prosélytisme ni militantisme.
Quand le gilet « haute visibilité » et son Jaune deviennent symbole identitaire du mouvement social de l’hiver 2018, souvenons-nous la vague « Bleu Marine » du Front National, ou la « rose rouge » du président François Mitterand. N’oublions pas non plus la couleur sang du bonnet phrygien, ressuscité lors du mouvement contestataire breton des « bonnets rouges » en 2013.
La couleur jaune devenue star, serait-elle l’ultime sacrifiée de ce mouvement populaire, tant elle en est devenue l’étendard ? Une marque pourrait-elle en revendiquer l’usage et, désormais, la symbolique ? Seul le temps nous le dira… En attendant, il semblerait effectivement d’un goût plus que douteux qu’une marque de luxe tente l’exercice de réappropriation de ce jaune emblématique d’une communauté populaire en colère. Difficile, voire même impossible d’envisager aujourd’hui la revendication d’un petit « top » jaune fluo logotypé Louis Vuitton, Chanel ou Hermès ?
N’oublions jamais qu’une communauté, qu’elle soit réelle ou virtuelle a besoin de signes de reconnaissances, de points d’ancrages identitaires et mémoriels qui lui parlent au cœur et qui reflètent ses valeurs, ses engagements et sa posture au monde… des logos et des marques en somme. Peu importe donc la couleur !