Les millions de la transformation digitale valent bien quelques explications
Après les annonces successives des plans de transformation digitale de grands groupes (225 millions chez Accor, entre 450 et 950 millions d’euros pour AXA, 1 milliard pour E.Leclerc, 450 millions à la SNCF…), on peine parfois à comprendre la manière dont ces sommes astronomiques ont été calculées et plus opérationnellement comment elles vont être utilisées (durée sur laquelle les sommes seront investies, nature des projets financés, origine des fonds investis…). C'est pourquoi il paraît nécessaire que les dirigeants de ces groupes clarifient ces montants en expliquant mieux quels projets seront financés et surtout en soulignant leur logique et leur pertinence. Par Philippe Le Meau, directeur général d’ADLP Digital et Raphaël Fétique, co-fondateur de Converteo (ADLP Digital).
Tout d'abord pourquoi des sommes aussi importantes ? On peut légitimement se questionner sur la nécessité de dépenser autant d'argent sur la transformation digitale. Pourquoi certaines grandes entreprises n'annoncent pas de plan de transformation digitale quand d’autres lancent des projets pharaoniques ? Soit parce qu'à l'image de Kodak, ces entreprises ont choisi l'immobilisme conduisant à une mort plus ou moins rapide, soit parce qu'elles ont anticipé depuis bien longtemps les mutations liées au digital et ont investi progressivement pour évoluer. Mais il n’est également pas interdit de penser que les montants annoncés sont surtout là pour marquer les esprits en interne et en externe : rassurer les collaborateurs et les investisseurs tout en inquiétant la concurrence.
Alors celles qui investissent à coups de millions sont-elles en train de mettre les bouchées doubles pour rattraper leur retard ? En effet, l’annonce de ces programmes pourrait ressembler à un branle-bas de combat : les armées se sentiraient-elles en déroute à tel point qu'il leur faudrait un chef, un chief digital officer, capable de les mener à la victoire numérique ? Il est vrai que dans bon nombre d’entreprises, le manque de gouvernance et de vision du top management au niveau central sur ses sujets s’est traduit par des initiatives digitales décousues au sein de chaque business unit sous l’impulsion des opérationnels prêts à tout pour atteindre leurs objectifs annuels. Le chief digital officer est là pour siffler la fin de la récréation. Les montants des plans annoncés servent en interne à lui fournir sa crédibilité : il a les moyens financiers de faire mieux que les initiatives disparates et il peut donc fédérer tous les acteurs motivés au sein de l’entreprise. Si l'émergence de ces directeurs de la transformation digitale est le signe de l'échec des directions de l'innovation qui n'ont pas su intégrer les mutations liées au digital, les plans massifs de transformation digitale sont le signe d'une prise de conscience tardive mais salutaire pour rattraper le retard et accélérer la mutation. Mieux vaut tard que jamais, dit le proverbe.
Car la cruelle vérité est là, livrée par Pierre Gattaz lui-même, Président du Medef, lors de la 1ère Université du numérique du Medef qui s'est déroulée les 10 et 11 juin 2015 : « Les entreprises françaises ont pris du retard […] selon une étude publiée par Mc Kinsey […] elles sont aujourd’hui au 22ème rang des pays européens en terme d’utilisation du numérique dans leurs process quotidiens. Je dis bien 22ème rang. Le dernier baromètre de la compétitivité du cabinet Deloitte indique de son côté que le digital n’est une priorité que pour 8% des entreprises industrielles françaises[…]. »
Nul doute qu’après de telles déclarations, les calculettes et les tableaux Excel de certaines entreprises ont dû s’exciter tout l’été pour compiler les euros salvateurs. Mais avant de se lancer à corps perdu dans des dépenses somptuaires censées assurer un quasi saut quantique, il serait sage de prendre encore quelques instants pour bien structurer la logique de financement et penser durablement la transformation digitale.
Voici 4 suggestions méthodologiques :
1 – La transformation digitale doit être pensée centralement en tenant compte des différentes spécificités et maturités des pays où l’entreprise est présente ou souhaite se développer. Un premier objectif est d’éviter de multiplier les initiatives locales qui, additionnées, peuvent vite se révéler coûteuses, sans véritable retour sur investissement, et qui ne construisent pas une stratégie globale d’entreprise. L’objectif ultime est bien sûr de favoriser l’émergence de solutions transversales mutualisées qui pourront faire l’objet de coûts maîtrisés à grande échelle, d’une utilisation partagée permettant un amortissement sur une surface géographique plus large, et surtout d’une stratégie globale cohérente se traduisant par des outils communs développant les synergies en termes de process, de compétences, de données, etc. Un des enjeux de la transformation digitale est la standardisation et l’industrialisation des métiers à l’échelle mondiale. La supériorité des groupes anglo-saxons sur cette dimension provient de leur capacité de longue date à laisser peu d’autonomie à leurs filiales pays concernant les processus et les outils. Dans des groupes au leadership central contesté, avant tout investissement technologique, il conviendra de conduire le changement et d’investir dans les RH.
2 – Les plans de financement doivent absolument définir séparément les différents leviers de mutation pour bien envisager la transformation digitale comme un investissement sur l’avenir avec des enjeux aux échéances différentes (court/moyen/long terme) et non comme un magma de dépenses difficilement compréhensible, donc à terme, complexe à justifier.
Les investissements RH relatifs à la formation des salariés au numérique, aux recrutements de nouvelles expertises, à l’intégration massive de compétences afin de stopper la dépendance à l’externalisation…
Les coûts d’équipement informatique en distinguant ce qu’il était nécessaire de faire de toute façon (changement de matériel), de ce qui est véritablement nouveau et fait passer un cap, et enfin ce qui tient lieu d’entretien ou de maintenance.
Les coûts technologiques (écosystèmes numériques, logiciels par exemple) destinés à accélérer la performance des process, des métiers, du marketing, des données, etc. en distinguant également ce qui est nouveau de ce qui sera récurrent.
Les coûts de communication interne et externe permettant la promotion des nouveaux services (en excluant bien sûr les budgets liés au « business as usual » qui ne constituent pas un fait exceptionnel).
La croissance externe (rachat de start-up ou d’actifs immatériels, spin-off…) qui permettra d’accélérer le tempo de la mutation. Les prestations de conseil et d’accompagnement du changement.
Le financement par l’organisation centrale est bien sûr préférable dans la mesure où il est ensuite plus simple de demander aux différentes directions, filiales, pays, de s’y conformer. Dans les organisations multi-pays, si le montant n’est pas apporté par le central mais constitué via des contributions en local, il faudra veiller à une gouvernance stricte afin que ces montants soient sanctuarisés pour éviter qu’ils ne servent in fine à des opérations locales court-termistes.
3 – Ces plans détaillés de financement doivent être portés au plus haut niveau par les actionnaires et les comités de direction des entreprises : il s’agit de projets d’entreprises voire d’entrepreneurs et non de projets de gestionnaires ! Le digital porte une forme de contradiction entre sa dimension temps réel, son agilité et la nécessité de se donner du temps pour arbitrer la suite à donner à certains projets. Il convient de se rappeler que parmi les GAFA (Google Apple Facebook Amazon) seul Apple pour des raisons tragiques n’a plus un entrepreneur ou un fondateur à sa tête. Les champions du digital sont portés par des entrepreneurs, des aventuriers, capables d’accepter une dégradation de leurs résultats le temps nécessaire s’ils sont convaincus que les projets financés le méritent. Il faut donc garder une dimension au minimum intrapreneuriale avec des managers qui voient plus loin que leurs objectifs annuels et qui se projettent dans l’entreprise sur 5 ans au moins.
Il convient également de penser les budgets de transformation digitale comme des investissements réels comportant une dimension de prospective, de développement stratégique et de création de nouveaux actifs pour l’entreprise. Il est absolument nécessaire que les actionnaires et les dirigeants considèrent ces plans de transformation sur un temps long (3 à 5 ans) en acceptant les éventuelles dégradations de résultat opérationnel durant la phase de transition. C’est l’engagement qu’ils doivent prendre entre eux, vis-à-vis de leurs salariés et du marché. A ce titre, il serait intéressant que les financiers réfléchissent sur le même modèle que les nouvelles actions Toyota d’une durée de 5 ans, pour financer des opérations de transformation digitale. C’est très certainement l’aspect psychologique et financier qui mobilisera le collectif autour d’un véritable projet entrepreneurial dans lequel chaque salarié œuvrera pour l’avenir de son entreprise en pleine conscience de la mobilisation financière et patrimoniale des actionnaires qui rend possible cette mutation.
De manière générale, à force de trop regarder les comptes de résultat, ou obnubilés par leurs bonus et primes, certains dirigeants en oublient de regarder le bilan et la création d’actifs pour l’avenir, différence fondamentale avec les fondateurs/entrepreneurs à la tête des GAFA. Se focaliser sur un exercice comptable peut s’avérer au final destructeur de valeurs. Certains patrons, mal conseillés, ont opté pour l’externalisation de la fonction clef de la transformation digitale : la fonction IT. Ainsi, pour améliorer un résultat d’exploitation, il a été décidé de transformer de la masse salariale en prestations externes facilement ajustables. Mais en faisant cela, des compétences ont été sacrifiées. Or ce métier est aujourd’hui le moteur des GAFA. L’IT est le cœur de l’investissement de ces champions digitaux, les ingénieurs informatiques sont au cœur de l’entreprise.
4 – Le plan de transformation digitale devra faire l’objet d’un reporting précis au sein de l’entreprise mais aussi du rapport annuel. Preuve du sérieux et de l’importance stratégique de ces programmes, à la manière de n’importe quel autre projet d’ampleur pour l’entreprise, il sera nécessaire d’avoir un pilotage qui justifie les investissements, nourrisse des indicateurs de performance, détaille la création de nouveaux actifs, valorise sur le temps long les apports. Que ce soit fait par le chief digital officer ou bien le comité de direction, cette approche de valorisation de la performance permettra à la fois de suivre le processus de transformation mais aussi de le réévaluer voire de le ré-abonder en fonction de potentiels qui seront identifiés dans les années de transition. Bien sûr, l’ensemble de ce projet étant capital pour l’entreprise, il devra faire l’objet d’une restitution bilanciel au sein du rapport annuel afin que le commun des mortels puisse en comprendre toutes les perspectives.
Si tout ceci est mis en œuvre, alors les millions de la transformation digitale qui paraissaient si obscurs deviendront des investissements rationnels, pertinents, justifiés qui permettront à tous de comprendre que la transformation est en bonne voie et que la création de valeur est en marche.