Zooms

Et m****, les marques aussi deviennent vulgaires

Tribune d'expert / 9 juillet 2019

Trottinettes de m***, p***** que c’est bon... À grands renforts d’astérisques, les marques singent les exclamations des Parisiens en 4X3 dans le métro. En terme de charte éditoriale, on appelle cela « créer de la connivence » : afficher une proximité avec la cible visée par mimétisme, en utilisant ses codes, ses expressions, ses tournures de phrases. Quitte à être vulgaires ?

Choquer pour interpeller

La pub se réinvente encore et encore pour répondre au même défi : interpeller, attirer l’attention. Et les marques ne semblent plus hésiter à s’encanailler en jouant sur un nouveau registre de discours : la grossièreté. Lime et ses « trottinettes de m***** », Circ qui en a « ras le c** de la précarité », Frichti qui trouve que « oh p***** c’est bon »... Mais aussi les institutions publiques : à Tours, « l’incivilité ça [les] fait vraiment ch*** », avec illustration premier degré appuyant le message. Il n’y a d’ailleurs pas qu’en France : dans un thread Twitter, un internaute partage également une photo prise dans une librairie à New-York : let that sh*it go, unfu*k yourself, stop doing that sh*t... des titres de livres qui s’inscrivent pleinement dans cette tendance.

Est-ce vraiment choquant ?

Frichti s’est lancé avec comme marque de fabrique un style très parlé, direct et amical, se voulant proche de nous, les consommateurs. Mais alors, est-ce nous qui sommes vulgaires ?

La réponse est oui, bien-sûr. Et ces communications ne nous choquent finalement qu’assez peu. Pour expliquer cette réception, on peut faire un parallèle avec une notion « tabou » souvent convoquée dans la publicité : la sexualité. Faire référence au sexe, c’est mettre en scène un sujet de l’ordre du privé, et flirter avec les limites de la décence pour montrer qu’on fait fi des carcans et des règles. Mais quelles règles ? Pour Foucault, dans Histoire de la sexualité, nous faisons semblant que le sexe soit réprimé pour mieux nous donner des airs transgressifs. « Si le sexe est réprimé, c’est-à-dire voué à la prohibition, à l’inexistence et au mutisme, le seul fait d’en parler, et de parler de sa répression, a comme une allure de transgression délibérée ». Car finalement, le sexe est présent dans les publicités, dans les objets culturels, dans les conversations et les plaisanteries... Nous faisons « comme si » c’était un tabou pour mieux montrer que nous sommes transgressifs en nous en affranchissant.

Le « parler vrai » comme paradigme

Et en terme de transgression, dire des gros mots est un levier pour montrer que l’on parle
« comme tout le monde », c’est à dire familièrement. Il n’y a pas que les marques. Quand Emmanuel Macron trouve que l’on dépense « un pognon de dingue », il joint le fond à la forme pour montrer qu’il « parle cash », qu’il n’est pas dans la langue de bois. La familiarité étant appuyée par la mise en scène d’une vidéo saisie lors d’une réunion privée... Et envoyée à toute la presse.

Mais à ce petit jeu, d’autres ont pris de telles longueurs d’avance avec la vulgarité que cela sonne quasiment soft. Giovanni Orsina, spécialiste de Berlusconi, commente dans Society n°108 le retour de ce dernier sur la scène politique actuelle par rapport à ces débuts en politique en 1994. À l’époque, ses manières - ou plutôt, son absence de manières - passent mal. “On disait qu’il était vulgaire, qu’il s’exprimait mal. Mais on est dans un processus dégénératif. Quand on com- pare les discours de Berlusconi à ceux de Trump, on constate que ce qui était il y a 25 ans une insupportable simplification du langage apparaît aujourd’hui extrêmement raffiné.” Ainsi, quand le Cavaliere plaisante de « n’être désormais capable que de trois rapports sexuels par nuit, contre six à la grande époque », il fait presque figure d’enfant de coeur à côté d’un Trump qui parle “d’attraper les femmes par la chatte”...

Les populistes jouent sur l’outrance, aussi bien dans le fond que dans le style. Finalement, la grossièreté semble s’inscrire comme un signe des temps où, pour s’adresser au « vulgus
pecum » c’est à dire à la foule, le commun des hommes, le peuple, mais qui fait référence aussi au vil « bas peuple », à la populace, le discours est au mieux décomplexé, au pire, franchement.... Vulgaire.

Et après ?

Alors, c’est quoi la « next step », comme on se le demande souvent dans la pub ? À l’heure de la « post-vérité », où les « alternative-facts » font de la vérité un objet mouvant, on a envie de prédire un « effondrement » continu du langage (tiercé de buzzwords, yay). Mais remettons notre humble casquette de pubard et gageons que demain, la marque qui aura le plus de c***** sera juste celle qui enlève les astérisques.

Par Marion Curé, directrice de la stratégie chez Castor & Pollux

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